jeudi 8 mai 2014

Georges Perec

"Quelque chose se cassait, quelque chose s'est cassé. Tu ne te sens plus - comment dire ? - soutenu : quelque chose qui, te semblait-il, te semble-t-il, t'a jusqu'alors réconforté, t'a tenu chaud au cœur, le sentiment de ton existence, de ton importance presque, l'impression d'adhérer, de baigner dans le monde, se met à te faire défaut." Georges Perec (un homme qui dort)

"C'est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus tôt, que tu découvres sans surprise que quelque chose ne va pas, que, pour parler sans précautions, tu ne sais pas vivre, que tu ne sauras jamais" Georges Perec (un homme qui dort)

"Seule existe la solitude, que tôt ou tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désastreuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours, en face d'elle, démonté ou hagard, désespéré ou impatient. Tu t'es arrêté de parler et seul le silence t'a répondu. Mais ces mots, ces milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés dans ta gorge; les mots sans suite, les cris de joie, les mots d'amour, les rires idiots, quand donc les retrouveras-tu ? Maintenant tu vis dans la terreur du silence. Mais n'es-tu pas le plus silencieux de tous ?" Georges Perec (un homme qui dort)

"Le malheur n'a pas fondu sur toi, ne s'est pas abattu sur toi ; il s'est infiltré avec lenteur, il s'est insinué presque suavement. Il a minutieusement imprégné ta vie, tes gestes, tes heures, ta chambre, comme une vérité longtemps masquée, une évidence refusée ; tenace et patient, ténu, acharné, il a pris posséssion des failles du plafond, des rides de ton visage dans la mirroir fêlé, des cartes étalées ; il s'est coulé dans la goutte d'eau du robinet du poste d'eau sur le palier, il a résonné avec chaque quart d'heure au clocher de saint roch." Georges Perec (un homme qui dort)

"Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s'apprend pas : la solitude, l'indifférence, la patience, le silence. Tu dois te déshabituer de tout: d'aller à la rencontre de ceux que si longtemps tu as côtoyés, de prendre tes repas, tes cafés à la place que chaque jour d’autres ont retenue pour toi, ont parfois défendue pour toi, de traîner dans la complicité fade des amitiés qui n'en finissent pas de se survivre, dans ta rancœur opportuniste et lâche des liaisons qui s’effilochent. Tu es seul, et parce que tu es seul, il faut que tu ne regardes jamais l'heure, il faut que tu ne comptes jamais les minutes." Georges Perec (un homme qui dort)

"Le piège : cette illusion dangereuse d'être - comment dire ? - infranchissable, de n'offrir aucune prise au monde extérieur, de glisser, intouchable, yeux ouverts regardant devant eux, percevant tout, les plus petits détails, ne retenant rien. Somnambule éveillé, aveugle qui verrait. Être sans mémoire, sans frayeur. Mais il n'y a pas d'issue, pas de miracle, nulle vérité. Des carapaces, des cuirasses. Depuis ce jour suffocant où tout a commencé, où tout s'est arrêté." Georges Perec (un homme qui dort)

"Tu règles ta vie comme une montre, comme si le meilleur moyen de ne pas te perdre, de ne pas sombrer tout à fait, était de te livrer à des tâches dérisoires, de tout décider à l'avance, de ne rien laisser au hasard. Que ta vie soit close, lisse, ronde comme un œuf, que tes gestes soient fixés par un ordre immuable qui décide tout pour toi, qui te protège malgré toi." Georges Perec (un homme qui dort)

"Tu ne briseras pas le cercle enchanté de la solitude. Tu es seul et tu ne connais personne ; tu ne connais personne et tu es seul. Tu vois les autres s'agglutiner, se serrer, se protéger, s'enlacer. Mais tu n'es, regard mort, qu'un fantôme transparent, lépreux couleur de muraille, silhouette déjà rendue à sa poussière, place occupée dont nul ne s'approche. Tu t'efforces à l'espoir de rencontres improbables." Georges Perec (un homme qui dort)

"Tu es seul. Tu apprends à marcher comme un homme seul, à flâner, à trainer, à voir sans regarder, à regarder sans voir. Tu apprends la transparence, l'immobilité, l’inexistence. Tu apprends à être une ombre et à regarder les hommes comme s'ils étaient des pierres." Georges Perec (un homme qui dort)

"Parfois, tu rêves que le sommeil est une mort lente qui ta gagne, une anesthésie douce et terrible à la fois, une nécrose heureuse : le froid monte le long de tes jambes, le long de tes bras, monte lentement, t'engourdit, t'annihile." Georges Perec (un homme qui dort)

"Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui l'histoire n'a plus de prisse, celui qui ne sent plus la pluie tomber, qui ne voit plus la nuit venir. Tu ne connais que ta propre évidence : celle de ta vie qui continue, de ta respiration, de ton pas, de ton vieillissement." Georges Perec (un homme qui dort)

"...Cette chaudière, cette fournaise, ce gril qu'est la vie, ces milliards de sommations, d'incitations, de mises en garde, d'exaltations, de désespoirs, ce bain de contraintes qui n'en finit jamais, cette éternelle machine à produire, à broyer, à engloutir, à triompher des embûches, à recommencer encore et sans cesse, cette douce terreur qui veut régir chaque jour, chaque heure de te mince existence !" Georges Perec (Un homme qui dort)

"Dans ce qui te tient lieu d'histoire, n'as-tu jamais vu de failles ? Les temps morts, les passages à vide. Le désir fugitif et poignant de ne plus entendre, de ne plus voir, de rester silencieux et immobile. Les rêves insensés de solitude. Amnésique errant au Pays des Aveugles : rues larges et vides, lumières froides, visages muets sur lesquels glisserait ton regard. Tu ne serais jamais atteint." Georges Perec (Un homme qui dort)

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